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L’ivresse budgétaire
L’an dernier, les États-Unis ont enregistré un déficit budgétaire équivalant à 7 % de leur PIB. Avec l’adoption du projet de loi One Big Beautiful Bill Act, porté par le président Donald Trump, le déficit public américain ne sera pas amené à se réduire. Cette loi prévoit une reconduction permanente des baisses d’impôts instaurées en 2017, l’exonération des pourboires dans l’hôtellerie-restauration et des avantages fiscaux en faveur des personnes âgées. Elle comporte également des mesures pour les enfants les plus défavorisés. Ce texte législatif est susceptible d’accroître la dette publique de plusieurs milliers de milliards de dollars supplémentaires d’ici à la fin de la décennie.
Donald Trump n’est pas le seul, parmi les dirigeants des pays occidentaux, à céder à une ivresse budgétaire. La France affiche un déficit public de près de 6 points de PIB depuis deux ans, tout comme le Royaume-Uni. L’Allemagne, longtemps vertueuse, prévoit de son côté d’emprunter l’équivalent de 3 % de son PIB dans les prochains mois.
Les déficits publics ne sont pas nouveaux. La France, patrie du foie gras, n’a pas connu d’excédent budgétaire depuis 1973. Le Canada enregistre des déficits publics depuis vingt ans. Un déficit n’est pas, en soi, un problème, à condition que la croissance nominale dépasse le coût de l’endettement. Si ce dernier génère plus de richesses qu’il n’en coûte, le pays améliore sa situation ; mais tel n’est pas le cas à l’heure actuelle.
La dette des pays occidentaux est avant tout une dette de « confort », de facilité, visant à couvrir des dépenses courantes en lieu et place des impôts. Les gouvernements reportent à demain le paiement de ces dépenses, avec un effet boule de neige certain. À défaut de pouvoir demander plus aux contribuables, ils font appel à l’épargne, au prix d’un surcoût : le paiement des intérêts.
Les niveaux de déficit observés actuellement ne s’expliquent pas par une récession. Les économies des pays de l’OCDE enregistrent une croissance faible mais réelle. Le chômage y est historiquement bas, et les bénéfices des entreprises restent solides. En revanche, avec l’avalanche de déficits, le coût de l’endettement a fortement augmenté. Le taux moyen d’emprunt à dix ans dans les pays développés atteint désormais 3,7 %, contre seulement 1 % au plus fort de la pandémie, en 2020.
Dans un tel contexte, les manuels d’économie recommandent de réduire les déficits. Or, la plupart des gouvernements font l’inverse. Le vieillissement démographique se traduit par une hausse des dépenses de retraite, de santé et de dépendance. L’augmentation de l’effort de défense engendre également un surcroît de dépenses. Par ailleurs, dans tous les pays occidentaux, les gouvernements, souvent privés de majorité stable, sont dans l’incapacité de réaliser des économies. Les revendications ont tendance à se multiplier. Au Japon, les partis rivalisent de promesses de baisses d’impôts et de nouvelles prestations en vue des élections sénatoriales ; au Royaume-Uni, les économies prévues dans les aides au chauffage pour les personnes âgées et les prestations pour les personnes en situation de handicap ont été annulées ; la Corée du Sud a décidé d’alléger ses droits de succession ; l’Australie a réduit l’impôt sur le revenu. En France, le débat pour trouver 40 milliards d’euros d’économies fait rage, sans déboucher jusqu’à présent sur des solutions tangibles.
L’Allemagne prévoit, de son côté, d’emprunter 800 milliards d’euros pour investir dans la défense et les infrastructures. « C’est du “quoi qu’il en coûte” à l’allemande », soulignent les économistes de la Deutsche Bank. Quant à la Suisse, autrefois championne de l’orthodoxie budgétaire, elle s’apprête à instaurer un treizième mois de pension publique.
Depuis la pandémie de 2020, les États ont pris de mauvaises habitudes. À la moindre difficulté, au moindre ralentissement de la croissance, à la moindre revendication, il faut sauver à tout prix les entreprises et les ménages. La crise du Covid, la guerre en Ukraine et l’inflation ont suscité une multitude d’aides. Toute baisse de revenus ou d’activité doit être totalement compensée. Aujourd’hui, par crainte d’une victoire des partis extrémistes, les gouvernements multiplient les mesures populistes. Dans un monde dominé par l’information continue et les réseaux sociaux, chaque proposition de rigueur est immédiatement suivie d’un concert de plaintes. Les groupes de pression utilisent les chaînes d’information et les réseaux pour faire prévaloir leur position. Toute mesure de rigueur donne lieu à un tir de barrage.
La période de l’argent « gratuit » a perverti la raison. De 2015 à 2022, l’idée qu’il fallait s’endetter à tout prix, puisque les taux d’intérêt étaient nuls voire négatifs, a séduit de nombreux esprits. Or, ceux-ci avaient oublié qu’il faudrait un jour ou l’autre rembourser le capital, et que les taux ne resteraient pas éternellement bas. Avec une croissance faible et des taux d’intérêt élevés, le poids de la dette publique au sein du PIB augmente. Pour contenir leur endettement, les pays riches doivent désormais, au minimum, équilibrer leur budget primaire (c’est-à-dire le déficit public hors paiement des intérêts). Ainsi, malgré un solde primaire passé d’un déficit de 3,1 % du PIB en 2023 à un excédent de 1,3 % en 2024, l’Italie n’arrive pas à réduire sa dette. Dans d’autres pays, notamment en France, la dette publique continue à progresser. Avec les tensions commerciales en cours, la croissance pourrait encore fléchir, laissant présager une nouvelle détérioration des déficits et une hausse de la dette publique dans les pays développés.
Cette dérive des comptes intervient au pire moment de l’histoire économique contemporaine des pays développés, celui du basculement des générations les plus nombreuses – les baby-boomers – dans la retraite, avec pour corollaire une explosion des dépenses de santé et de pensions. Dès 2015, l’Office for Budget Responsibility britannique alertait sur ce point : même dans un scénario favorable, l’État allait avoir toutes les peines du monde à freiner la dynamique d’endettement. Le vieillissement démographique est en grande partie responsable de ce dérèglement budgétaire. Il réduit la croissance via un affaiblissement des gains de productivité et provoque une hausse structurelle des dépenses. La conjonction d’un choc démographique et du laxisme budgétaire constitue une terrible menace pour les pays occidentaux, avec un risque d’implosion. Personne ne peut prédire à quel moment les marchés perdront patience, ni quand les taux d’intérêt augmenteront sous la pression des investisseurs. Mais il existe forcément une limite à cette frénésie d’endettement.
La Chine face à l’involution industrielle
La Chine est, avec la guerre commerciale avec les États-Unis, confrontée au dérèglement de son marché intérieur, en particulier celui de l’automobile. L’État s’inquiète de la guerre des prix qui fait rage entre les constructeurs, lesquels tentent d’écouler auprès des consommateurs chinois des véhicules dont les stocks augmentent de mois en mois. Le gouvernement a ainsi déclaré que « dans une guerre des prix, il n’y a pas de vainqueur », oubliant sans doute que les consommateurs peuvent se réjouir d’acquérir une voiture électrique pour moins de 8 000 dollars.
Les entreprises chinoises ont recours à des techniques de vente également pratiquées en Occident. Ainsi, les constructeurs vendent à perte à des concessionnaires, qui immatriculent les véhicules comme étant « d’occasion », bien qu’ils n’aient jamais roulé. Les clients, sensibles au prix, achètent alors un véhicule « pré-utilisé ». Cette pratique fausse le marché. Le Quotidien du Peuple, journal officiel du Parti communiste, dénonce une « baisse déguisée des prix qui perturbe l’ordre du marché ».
La baisse des prix se généralise en Chine, avec un risque évident de déflation. En mai, les prix à la sortie d’usine ont reculé, d’une année sur l’autre, dans 25 des 30 principales branches industrielles du pays. Huit d’entre elles – dont le charbon et la sidérurgie – enregistrent des baisses plus marquées que l’automobile. Dans leur ensemble, les prix industriels sont en recul constant depuis 32 mois. Les consommateurs, anticipant de nouvelles baisses, retardent leurs achats, ce qui pèse sur la croissance.
Jusqu’à une date récente, l’investissement manufacturier – notamment dans les technologies de pointe – restait dynamique. Mais de plus en plus, face à la faiblesse de la demande intérieure et extérieure, les industriels revoient à la baisse leurs projets. Les voitures électriques, les batteries au lithium et les panneaux solaires, longtemps perçus comme des moteurs de substitution à l’immobilier, semblent à leur tour entrer dans une spirale déflationniste.
Les autorités chinoises qualifient cette situation de neijuan (内卷), ou « involution ». Le terme désigne à l’origine une compétition stérile où l’effort de chacun ne produit plus de gain : tous les acteurs économiques sont contraints de faire toujours plus pour espérer maintenir leurs résultats. L’involution s’apparente à une forme de régression économique. En 2024, ce concept a été repris par le Politburo, puis, en décembre, par la Conférence centrale sur le travail économique. Le 1er juillet dernier, la revue Qiushi affirmait que la concurrence involutive constitue un réel danger pour l’économie chinoise.
Selon Zhao Wei, de la société de courtage Shenwan Hongyuan, l’involution concerne avant tout les secteurs des machines électriques, de la sidérurgie, du ciment, de la céramique et du verre. Ces industries ont enregistré des baisses de prix plus fortes que la moyenne nationale. Elles partagent une caractéristique commune : une surcapacité chronique. Quinze autres secteurs, de l’automobile au tabac, présentent également des signes inquiétants : faibles marges, endettement rapide, chute des prix ou sous-utilisation des capacités.
Si le terme « involution » est nouveau, le problème ne l’est pas. Entre 2012 et 2016, la Chine a déjà connu plus de quatre années consécutives de baisse des prix industriels. En réponse, le président Xi Jinping avait lancé une politique de réforme structurelle de l’offre visant non pas à stimuler la demande, mais à réduire l’offre. Le Quotidien du Peuple évoquait à l’époque « deux tables de banquet dressées pour un seul groupe d’invités ». Quelle que fût leur appétit, les convives ne pouvaient tout consommer. Pour « vider une des tables », l’agence de planification imposa des quotas de production, favorisa les fusions-acquisitions, réduisit les jours d’activité des mines de charbon à 276 par an et ferma les usines obsolètes ou polluantes. Cette stratégie porta ses fruits : les prix de l’acier et les marges avaient rebondi à partir de septembre 2016.
Pour enrayer la spirale déflationniste, le 1er juillet dernier, Xi Jinping a promis de réguler la concurrence désordonnée et d’encourager la sortie ordonnée des capacités de production obsolètes. Il a fustigé les rabais excessifs dans l’automobile, exhorté le secteur des panneaux solaires à plus de discipline, et obtenu de 33 fabricants qu’ils plafonnent leur production. Il a également fixé des prix planchers pour certaines productions. Dans la sidérurgie, les autorités ont imposé la règle des « trois interdits » : ne pas produire sans commande, ne pas vendre à perte, ne pas expédier sans paiement garanti.
Ces mesures apparaissent modestes. Par rapport aux années 2010, le problème est plus vaste et plus complexe. Lors de la première crise déflationniste, les excès de capacité concernaient essentiellement des entreprises publiques, faciles à encadrer. Les PME privées utilisant des technologies polluantes et peu compétitives avaient alors été sacrifiées. Aujourd’hui, l’involution touche des industries dominées par des entreprises privées dynamiques et innovantes, comme les constructeurs de véhicules électriques ou de panneaux photovoltaïques – justement ceux qui avaient profité des réformes de l’époque. Les surcapacités actuelles proviennent également de volontés politiques, qui ont érigé l’industrie en pilier stratégique de l’économie chinoise. Xi Jinping entend maintenir le poids de l’industrie manufacturière dans l’économie, même si la demande ne suit pas. Cette injonction pousse les autorités locales à multiplier les projets redondants, dans une logique concurrentielle parfois absurde.
Les difficultés actuelles traduisent aussi une insuffisance persistante de la demande intérieure. La confiance des ménages reste déprimée, le taux d’épargne dépasse 31 % du revenu disponible, et les investissements immobiliers des particuliers se sont effondrés de moitié par rapport à 2021. Le succès des réformes passées de Xi Jinping reposait sur une relance ciblée de la demande, notamment à travers la rénovation des logements insalubres. Si le gouvernement parvenait à stabiliser le secteur immobilier, restaurer la confiance et inciter à consommer, la surcapacité deviendrait moins problématique. La montée des prix dans les secteurs en croissance pourrait alors compenser les pressions déflationnistes ailleurs, et les nouveaux emplois compenser les pertes dans les secteurs en surproduction.
L’économie chinoise est aujourd’hui prise dans un étau : une industrie en surchauffe face à une demande amorphe. Si la régulation de l’offre est une nécessité, elle ne suffira pas à elle seule à enrayer les dynamiques déflationnistes. Sans un sursaut de la consommation intérieure, et sans un repositionnement stratégique de l’appareil productif, la Chine risque de prolonger cette phase d’involution, où l’efficacité s’épuise dans une concurrence stérile. La deuxième économie mondiale devra trancher : continuer à pousser coûte que coûte sa logique industrielle ou accepter un rééquilibrage structurel plus profond, vers les services, les ménages et l’innovation réelle.