29 août 2025

Tendances – Europe- travail – Intelligence artificielle – inflation

L’Europe et la fin des vacances

Deux semaines de vacances estivales constituent une anomalie de part et d’autre de l’Atlantique, mais pour des raisons diamétralement opposées. À Wall Street comme dans la Silicon Valley, s’octroyer quinze jours consécutifs de farniente équivaut presque à renoncer à toute ambition professionnelle. À Stockholm, Rome ou Paris, la méfiance est d’un autre ordre : deux semaines seulement, cela signifie une dangereuse dépendance au travail. C’est jugé, sur le plan mental, comme préoccupant. En Europe, le droit à la déconnexion est de mise. Aux États-Unis, les messages automatiques des messageries invitent l’expéditeur à patienter quelques heures, le temps que le destinataire sorte brièvement de sa torpeur balnéaire pour répondre. En Europe, le message prie poliment l’émetteur d’attendre la rentrée pour convenir d’un rendez-vous. Cette rentrée intervient aux États-Unis dès le mois d’août, quand en Europe il faut attendre que les enfants aient repris l’école et que les achats scolaires aient été réalisés par les parents. Dans les faits, la véritable rentrée professionnelle s’effectue après le 8 septembre…

L’Europe cultive son style de vie : meilleure alimentation, espérance de vie plus longue que celle des Américains. Mais le continent est aujourd’hui gagné par l’anxiété. Les crises politiques se multiplient dans de nombreux États, dont la France. Le déclin économique, sur fond de déficits publics et de dettes, devient de plus en plus prégnant. Les tensions géopolitiques croissantes ont dévoilé la faiblesse militaire de l’Europe. Faute de moyens financiers et de véritable volonté politique, lors du sommet de l’OTAN de juin dernier, les dirigeants européens ont fait allégeance, une fois de plus, au président américain, sous l’œil embarrassé d’un secrétaire général néerlandais. En juillet, le sommet marquant le 50e anniversaire des relations diplomatiques entre l’Union européenne et la Chine s’est tenu à Pékin, Xi Jinping ayant signifié sans détour qu’il ne viendrait pas à Bruxelles, marquant ainsi une forme de dédain à l’égard des Européens. À Gaza, la guerre se poursuit malgré les protestations des chancelleries européennes. Celles-ci ont également dû avaler les diktats américains en matière de commerce. Le 15 août, Donald Trump a reçu Vladimir Poutine en Alaska pour discuter de l’Ukraine. Les Européens, eux, n’ont eu droit qu’à un débriefing à Washington.

L’Europe est menacée sur tous les fronts : économique, géopolitique, militaire. L’idée selon laquelle le continent doit reconquérir une part « d’autonomie stratégique » est de plus en plus partagée, mais reprendre son destin en main exige un effort soutenu en matière de défense, de recherche, de formation, d’innovation. Dans ce contexte, l’Europe peut-elle conserver son modèle social, qui repose sur le temps libre et sur un fort volant de protection sociale ? Aujourd’hui, aucun Européen, et en premier lieu les Français, ne souhaite sacrifier son mode de vie.

Vu de l’extérieur, l’Europe est devenue un continent indolent. Dans la quasi-totalité des pays européens, l’employé malade peut suspendre ses congés, garantissant que les jours d’arrêt ne le privent pas de vacances. Les Européens travaillent moins d’heures par semaine que la plupart des habitants de la planète, que ce soit par contrainte légale ou par goût pour le temps partiel (près d’un tiers d’entre eux travaillent moins de 35 heures, un record mondial). Ils travaillent aussi moins de semaines par an, en raison non seulement des congés d’été, mais aussi des congés parentaux – jusqu’à 480 jours en Suède. L’Allemand moyen prend 15 jours d’arrêt maladie par an, le Français 21 jours. Les Européens travaillent moins d’années au cours de leur vie active, tout en vivant plus longtemps. Un Français passe en moyenne 23 années à la retraite, soit plus de cinq ans de plus qu’un Japonais ou un Américain.

Les Européens achètent en quelque sorte du temps libre, plutôt que de sacrifier encore des heures pour acquérir davantage de biens et de services. Pour autant, les Européens estiment que leur niveau de vie n’est pas à la hauteur de leurs aspirations. Les finances publiques européennes sont sous tension, d’autant plus que le vieillissement démographique s’accélère. Les engagements militaires pris en juin constituent un dilemme : faut-il choisir entre les canons et les pensions de retraite ?

Or, l’Europe n’aurait peut-être pas à choisir entre beurre et canons si elle avait le même taux de croissance que les États-Unis. Cela est-il envisageable sans travailler plus ? Friedrich Merz, le chancelier allemand, a prévenu que la « conciliation entre vie professionnelle et vie privée » et les semaines de quatre jours faisaient obstacle à la prospérité nationale. Depuis vingt ans, tous les dirigeants politiques qui ont exhorté à travailler davantage ont été remerciés. Le projet visant à supprimer deux jours fériés en France est rejeté par plus de quatre Français sur cinq, et est, en partie, à l’origine de la crise politique qui a débuté le 25 août dernier.

Jusqu’aux années 1960, les Européens travaillaient davantage que les Américains, et comptaient un peu plus sur l’échiquier mondial. Ce n’était pas un hasard. S’ils veulent retrouver leur place à la table des grandes puissances, les Européens pourront-ils longtemps ignorer cette réalité ?

L’inflation : le mal rôde-t-il encore ?

L’expression yiddish « farshlepteh krenk » désigne une maladie qui refuse obstinément de s’éteindre. Si le rythme de la hausse des prix a ralenti depuis 2022, lorsqu’il avait culminé à 11 % au sein de l’OCDE — son plus haut niveau depuis les années 1970 —, l’inflation demeure néanmoins tapie au sein des économies. Certes, d’un point de vue statistique, la situation est revenue à la normale. En juin 2025, l’inflation moyenne au sein du G7 ne s’élevait plus qu’à 2,5 %, à peine au-dessus de l’objectif de la plupart des banques centrales.

Pour apprécier la réalité de l’inflation, des indicateurs plus fins doivent être examinés : l’inflation sous-jacente, les coûts salariaux unitaires, la dispersion des prix, les anticipations d’inflation ou encore le comportement de recherche sur Google. Il n’est pas inintéressant, également, d’observer l’évolution de certains actifs comme l’or, le bitcoin, les actions ou l’immobilier.

Un clivage géographique

Les résultats révèlent une fracture nette. Les pays de l’Union européenne et d’Asie se distinguent positivement. La France fait même figure d’exemple, avec une hausse des prix désormais inférieure à 1 %. Cette modération est avant tout la conséquence de la décrue des prix de l’énergie et d’une demande intérieure atone. Les ménages ont tendance, en Europe, à privilégier l’épargne à la consommation.

Dans le monde anglophone, en revanche, l’inflation conserve un caractère chronique. Le Royaume-Uni obtient le plus mauvais score. Sur un an, jusqu’au deuxième trimestre 2025, les prix « sous-jacents » — c’est-à-dire hors énergie et alimentation — y ont progressé de 4,3 %. Plus des trois quarts des biens et services consommés par les Britanniques ont vu leur prix croître de plus de 2 %, une dispersion exceptionnellement forte. Le Royaume-Uni paie toujours le Brexit, qui a provoqué des ruptures d’approvisionnement et entraîné une hausse des droits de douane sur les produits importés.

En matière de hausse des prix, l’Australie n’est pas loin derrière. Au premier trimestre, le coût du travail par unité produite y était supérieur de près de 5 % à son niveau d’un an auparavant. Le Canada, malgré une conjoncture moins vigoureuse que celle de son voisin du Sud, est confronté à une hausse des prix plus marquée que par le passé.

Les États-Unis, de leur côté, sont menacés par une poussée significative des prix, sachant que depuis l’épidémie de Covid celle-ci a été particulièrement forte. La réduction de l’immigration et la majoration des droits de douane devraient se faire ressentir fortement dans les prochains mois. Preuve d’une inquiétude croissante, les Américains multiplient leurs recherches sur Google au sujet de l’inflation et des prix des produits. Ils s’attendent à une hausse des prix de 5,5 % au cours de l’année à venir, un niveau supérieur à celui de tous les autres pays occidentaux.

Les causes de la persistance de l’inflation

Plusieurs facteurs permettent d’expliquer cette résistance de l’inflation. Entre 2022 et 2024, les gouvernements ont maintenu des déficits publics élevés. Cette générosité à crédit dope la demande de manière artificielle. Le déficit public américain, supérieur à 6 points de PIB, devrait contribuer à maintenir des tensions inflationnistes. Le vieillissement démographique conduit également à une hausse des prix, en lien avec les pénuries de main-d’œuvre qu’il engendre.

La forte augmentation de la masse monétaire entre 2009 et 2022, aux États-Unis, au Japon ou en Europe, constitue un terreau idéal pour l’inflation. Cet accroissement a facilité la hausse du cours des actions, de l’or, du bitcoin et de l’immobilier. Mais les flots de liquidités disponibles peuvent aussi alimenter une inflation sur les biens et services.

Le niveau absolu d’« enracinement » de l’inflation a malgré tout reculé. Le Japon, qui était l’an dernier le pays le moins mal classé, se situerait aujourd’hui au sixième rang des plus mauvais élèves. La Banque d’Angleterre peut souligner que les anticipations d’inflation faibles des Britanniques devraient contribuer à l’atténuation des tensions. La Banque du Canada, de son côté, met en avant une faible dispersion des prix. Le ralentissement de la croissance mondiale devrait également favoriser une moindre progression des prix. Pour autant, les populations réclament une amélioration de leur situation financière, avec à la clé des hausses de salaires. Les États sont confrontés à une pression de plus en plus forte en matière de dépenses de retraite, de santé ou de dépendance. Le vieillissement de la population pourrait rester un moteur important d’inflation dans les prochaines années.

L’inflation n’est plus une fièvre aiguë, mais elle reste une inflammation persistante des économies. Si le pic est passé, les causes structurelles — vieillissement, rigidités de l’offre, politiques budgétaires accommodantes — demeurent. Les décideurs publics n’ont donc pas gagné la bataille : ils n’ont fait que contenir l’ennemi. L’inflation s’est installée comme une donnée avec laquelle il faudra compter, sinon composer, dans les années à venir.


Intelligence artificielle : de l’eldorado à la bulle

Si l’intelligence artificielle devait avoir une capitale, ce serait sans doute Ashburn, au nord de la Virginie, en périphérie de Washington. Les passagers attentifs installés côté hublot, à l’approche de l’aéroport de Dulles, peuvent apercevoir une série de bâtiments aux toits blancs, alignés à proximité de lotissements. Ce sont les toits des centres de données, éléments du plus important cluster mondial, lequel a absorbé l’an dernier plus du quart de l’électricité produite par la principale compagnie d’énergie de Virginie.

Malgré les incertitudes générées par la politique de Donald Trump, les investissements  consacrés aux infrastructures de l’Intelligence Artificielle (IA) ne ralentissent pas. Un sixième de la progression de 2 % du PIB américain au cours des douze derniers mois provient des dépenses en matériel informatique et en équipements de communication, incluant semi-conducteurs et centres de données. En ajoutant les investissements dans les réseaux électriques pour alimenter les modèles d’IA, ainsi que la valeur de la propriété intellectuelle du logiciel, une estimation attribue à cette dernière jusqu’à 40 % de la croissance du PIB. Ce chiffre est impressionnant au vu du poids économique réel de ce secteur qui ne représente, en effet que quelques pour cent du PIB américain.

Une frénésie pas comme les autres

L’essor de l’IA ne ressemble pas aux précédentes vagues d’investissements technologiques. Jusqu’à récemment, les grandes entreprises technologiques finançaient ces dépenses à partir de leurs bénéfices et de leurs trésoreries. Désormais, l’ampleur des besoins pour l’IA impose le recours à l’endettement. Les entreprises construisent des centres de données en considérant que l’IA générera, d’ici quelques années, une croissance élevée rendant nécessaire la mise à disposition de puissance de calcul importante. Contrairement à l’immobilier résidentiel ou aux usines, il s’agit ici d’un marché « winner takes all », à très forte rentabilité potentielle, où les préoccupations ordinaires, comme le coût du crédit, sont pour le moment écartées.

Les entreprises du numérique dans leurs projets d’investissement ne considèrent pas les coûts comme un obstacle. Ainsi, la hausse des taux d’intérêt ou celle de l’électricité ne sont pas des facteurs discriminants pour l’engagement d’investissements de grande ampleur. Les projets de centres de données à l’échelle avec une consommation d’énergie équivalente à celle d’une ville de plusieurs dizaines de milliers d’habitants , se multiplient aux Etats-Unis. Les réseaux électriques américains se préparent à des tensions croissantes avec des risques de rupture.

L’ombre du précédent internet

Au regard du précédent de la bulle internet de la fin des années 1990, la frénésie d’investissement dans l’IA pourrait perdurer quelque temps. Le déploiement coûteux des technologies nécessaires au web avait duré plusieurs années  années, avec un effet bien plus marqué sur le PIB américain que celui observé jusqu’ici avec l’IA. La différence entre ces deux périodes est que les espoirs de gains avec l’IA sont plus importants que ceux qui étaient évalués avec Internet. Certes, depuis quelques mois, les espoirs de révolution économique via l’IA s’estompe. La déception générée par le modèle GPT-5 d’OpenAI a tempéré les ardeurs.

Un moteur qui pèse sur le reste de l’économie

Le paradoxe est que le secteur qui alimente une grande partie de la croissance américaine étouffe simultanément d’autres pans de l’économie. Les promoteurs immobiliers, par exemple, ne peuvent ignorer la flambée des coûts de financement. Nombre d’entreprises ordinaires non plus. Les centres de données entretiennent une pression haussière sur les prix de l’énergie. En 2025, la facture moyenne d’électricité des ménages américains a déjà progressé de 7 %, en partie à cause de la demande supplémentaire exercée par ces infrastructures.

Au-delà de l’IA, le tableau économique apparaît beaucoup plus terne. La consommation réelle stagne depuis décembre. La création d’emplois reste faible. La construction de logements est en chute libre, tout comme l’investissement des entreprises dans des secteurs non liés à l’IA.

Une réallocation à l’échelle de l’économie

En clair, l’économie américaine vite une phase de mutation. Les secteurs sensibles aux taux et à l’énergie contribuent moins à la croissance, tandis que l’investissement dans l’IA devient le principal moteur. Pour que cette dynamique perdure, les géants de la tech doivent poursuivre, voire intensifier, leurs dépenses. Le moindre ralentissement des investissements, provoqué, par exemple, par des contraintes d’approvisionnement en énergie ou en semi-conducteurs, réduirait mécaniquement le soutien à la croissance globale. Un tel coup de frein aurait certes pour effet secondaire de détendre les taux d’intérêt et les prix de l’énergie, soulageant ainsi le reste de l’économie. Une chute des investissements liés à l’IA priverait les États-Unis d’un moteur de croissance majeur, au moment même où le reste de l’économie montre des signes de fragilité. L’augmentation des droits de douane réduira le pouvoir d’achat des ménages dans les prochains mois. L’éclatement de la bulle de l’IA aurait des incidences fortes sur la croissance en mettant un terme aux investissements et en diminuant le pouvoir d’achat des ménages américains qui dépend en partie de la bonne tenu des cours boursiers et notamment de ceux des valeurs technologiques.