23 août 2025

Tendances : IA et transition écologique

Points de bascule climatique

La forêt amazonienne est si vaste qu’elle fabrique son propre climat. Par la photosynthèse et la transpiration, ses milliards d’arbres produisent collectivement assez d’humidité pour former des nuages. Ceux-ci, selon certaines estimations, seraient responsables d’au moins un tiers des précipitations vitales de la forêt. Mais le changement climatique perturbe ce cercle vertueux. L’accumulation de gaz à effet de serre dans l’atmosphère provoque l’augmentation des températures régionales, aggrave les sécheresses et accroit le risque d’incendies. Ces phénomènes tuent les arbres, générant une spirale négative avec, à la clef, toujours moins de pluie et plus de température élevée. La déforestation induite par le changement climatique s’auto-alimente. Ce processus est accéléré par la déforestation organisée par les êtres humains. A plus ou moins brève échéance, une grande partie du bassin amazonien se transformera alors en savane sèche, et les dizaines de milliards de tonnes de dioxyde de carbone stockées seront libérées dans l’atmosphère, accentuant encore le réchauffement de la planète. Le « dépérissement de l’Amazonie », comme ce scénario funeste est appelé, n’est qu’un exemple de ce que les climatologues désignent sous le terme de point de bascule, un point à partir duquel les processus auto-entretenus empêcheront tout retour en arrière avec comme conséquence une modification en profondeur du système climatique terrestre d’un état vers un autre. D’autres territoires sont susceptibles de faire basculer la terre dans un autre monde. L’effondrement de la calotte glaciaire du Groenland pourrait ainsi faire monter le niveau des mers et des océans de plus de sept mètres. L’arrêt de la circulation méridienne de retournement de l’Atlantique (AMOC), ce puissant système de courants océaniques qui redistribue la chaleur et maintient l’Europe du Nord dans un climat relativement tempéré est susceptible d’intervenir dans les prochaines décennies. Si l’AMOC s’effondrait, températures et précipitations chuteraient brutalement en Europe, compromettant fortement la capacité du continent à produire ses récoltes.

Depuis une vingtaine d’années que cette approche du climat s’est formalisée, les scientifiques cherchent à déterminer si un point de bascule est effectivement franchi et comment se préparer à ses conséquences.

Le niveau exact de réchauffement nécessaire pour déclencher tel ou tel point de bascule reste incertain. Le climat terrestre est régi par une multitude de facteurs interconnectés, dont beaucoup sont encore mal compris, à l’exemple des dynamiques de désintégration des calottes glaciaires et des effets potentiellement refroidissants des incendies de forêt (les fumées faisant barrage aux rayons solaires). À cela s’ajoute une complication supplémentaire, un point de bascule peut en entraîner un autre en cascade.

Les différents modèles établis par les chercheurs du GIEC reposent sur des approximations diverses et aboutissent à des projections variables sur le moment où les points de bascule surviendront. Certains suggèrent, par exemple, que la calotte du Groenland pourrait entrer dans un déclin irréversible dès que la température moyenne mondiale dépasse 0,8 °C par rapport au niveau préindustriel — ce qui s’est produit au tournant du millénaire. D’autres placent le seuil autour de 3 °C — niveau qui pourrait ne jamais être atteint. De même, le dépérissement de l’Amazonie est projeté comme irréversible entre +2 °C et +6 °C de réchauffement, mais il pourrait être fortement accéléré si l’homme continue à détruire ou brûler des arbres au rythme actuel. Il serait donc possible de retarder le point de bascule de l’Amazonie en réduisant autant que possible la déforestation. Le facteur principal pour éviter les points de bascule serait de limiter autant que possible le réchauffement climatique. Or, avec une moyenne globale déjà à +1,2 °C au-dessus des niveaux préindustriels, et qui pourrait dépasser les +2 °C d’ici la fin du siècle, il est difficile de savoir combien de temps il reste pour agir.

Pour contribuer à évaluer les risques de bascule, l’Agence britannique de recherche avancée et d’innovation (ARIA) a annoncé en février le financement de systèmes capables de produire et traiter les données nécessaires à un « système d’alerte précoce sur les points de bascule ». Son premier programme quinquennal, doté de 81 millions de livres (109 millions de dollars), mobilise 26 équipes concentrées sur deux points de bascule en particulier, la désintégration de la calotte du Groenland et l’effondrement du gyre subpolaire, courant circulaire de l’Atlantique Nord qui contribue à alimenter l’AMOC. Un apport excessif d’eau douce issue de la fonte des glaces dans ce gyre pourrait le perturber, augmentant le risque d’effondrement de l’AMOC. L’agence britannique recourt aux nouvelles technologies pour tenter d’évaluer les risques de points de rupture. L’utilisation des drones sous-marins pour cartographier la forme de la calotte et mesurer des paramètres tels que salinité, température et force des courants permettra de mieux comprendre l’évolution des océans. Des robots de surface et des capteurs forés dans la glace complètent le dispositif de suivi. Les progrès de la technologie des smartphones facilite la gestion des données avec des coûts de plus en plus faibles. La couverture 4G et 5G permet des transferts rapides des informations en temps réel. Des résultats sur les points de bascule sont attendus dans les prochaines années. Pour certains experts, ces recherches auraient l’inconvénient de détourner l’attention des citoyens de la problématique de la lutte contre le réchauffement. Ils redoutent un effet de fatalisme, en présentant certains bouleversements comme inévitables.

Quoi qu’il en soit, en juillet, une conférence sur les points de bascule à Exeter en Angleterre, a réuni assureurs, actuaires et fonds de pension aux côtés de scientifiques et d’activistes. Les organisateurs brésiliens de la COP30, le sommet climatique des Nations unies de cette année, devraient également accorder une attention particulière au sujet. La conférence se tiendra en novembre à Belém, une ville surnommée « la porte de l’Amazonie ».

Mon associé s’appelle IA

L’Américaine Sarah Gwilliam, qui n’est pas ingénieure en informatique, a décidé, après le décès de son père, de créer une start-up spécialisée dans l’intelligence artificielle générative afin d’aider d’autres personnes à affronter leur deuil et à gérer les affaires laissées par leurs proches disparus : une sorte de « funeral planner », en écho au concept de « wedding planner ». Pour sa société, Sarah Gwilliam n’a pas choisi de s’associer avec un humain mais avec une IA. Elle a intégré un incubateur alimenté par l’intelligence artificielle, Audos, qui a jugé son idée prometteuse. Ses agents intelligents l’ont aidée à se lancer en ligne et à s’implanter sur Instagram. Ces mêmes agents l’assistent dans le développement produit, les ventes, le marketing et la gestion administrative.

La Silicon Valley a forgé un néologisme pour qualifier ces fondateurs solitaires :           les « solopreneurs ». Dans les cercles technologiques, les paris vont bon train pour savoir quelle sera la première « licorne » unipersonnelle — une entreprise non cotée valorisée à plus d’un milliard de dollars et reposant entièrement sur l’IA. De nombreux experts estiment que l’intelligence artificielle générative rendra la création d’entreprise si peu coûteuse et si simple que chacun pourra devenir entrepreneur comme on devient YouTuber.

L’histoire économique montre que chaque révolution technologique bouleverse la manière dont les entreprises fonctionnent. À la fin du XIXe siècle, l’importance accrue des machines, conjuguée à l’expansion des réseaux de transport, a favorisé l’émergence des grandes entreprises. Dans son célèbre article de 1937, The Nature of the Firm, l’économiste britannique Ronald Coase soulignait que la concentration de l’activité était logique car source d’efficience. La puissance d’une entreprise reposait alors sur le nombre de salariés et d’usines. Avec l’IA, la donne pourrait changer. Les agents semi-autonomes conçus dans la Silicon Valley permettent désormais d’accomplir le même travail avec beaucoup moins de personnel. Henrik Werdelin, cofondateur d’Audos, explique que l’essor du cloud lui a permis de créer, depuis vingt ans, plusieurs sociétés pour seulement quelques dollars. À ses yeux, l’IA constitue la nouvelle vague de cette « démocratisation » : « Vous n’avez plus besoin de coder ni de savoir utiliser Photoshop, car l’IA peut le faire pour vous », dit-il.

Karim Lakhani, professeur à la Harvard Business School, propose désormais aux cadres dirigeants un séminaire où, en 90 minutes, ils apprennent à utiliser l’IA générative pour bâtir une entreprise avec à la clé des études de marché, des stratégies marketing, la recherche de fournisseurs, la conception d’emballages, etc. Dans une étude récente, Lakhani a mené une expérimentation avec 776 salariés de Procter & Gamble, invités à répondre à un besoin réel de l’entreprise, seuls ou en binôme, avec ou sans l’aide d’outils d’IA générative. Le résultat est sans appel : l’IA a nettement amélioré les performances des personnes travaillant seules, permettant à des individus assistés de rivaliser avec des équipes de deux sans IA. L’IA s’est révélée moins un outil qu’un véritable « coéquipier ».

Avec la fin de l’ère des crédits à taux faibles, les entrepreneurs cherchent à contenir leurs coûts. Peter Walker, de la société Carta — qui aide les start-up à gérer leur actionnariat — observe que les fondateurs, autrefois fiers d’afficher la taille de leurs effectifs, arborent désormais le « petit nombre » comme une médaille. La société Base44, spécialisée dans le code automatisé par IA, a ainsi été vendue à Wix pour 80 millions de dollars, avec seulement huit employés.

L’IA est loin d’être infaillible. En juin, le laboratoire Anthropic a publié une expérience où son modèle était censé gérer totalement une entreprise. L’agent s’est montré efficace pour identifier des fournisseurs et répondre à des demandes insolites, mais il a manqué des opportunités lucratives, multiplié les remises excessives, inventé des résultats… et n’a finalement pas dégagé de profit. Le développement des entreprises entièrement gérées par l’IA suppose encore un créateur humain. Or, avec le vieillissement démographique, le nombre de créateurs capables d’exploiter les nouvelles technologies tend à se réduire. Enfin, l’IA pourrait favoriser l’émergence d’entreprises peu innovantes. Annabelle Gawer, professeure à l’université de Surrey, observe que si la technologie abaisse les barrières à l’entrée, elle conduit surtout à la reproduction rapide d’idées déjà existantes sur la toile. Un fondateur risque ainsi d’éprouver des difficultés à maintenir un avantage concurrentiel et à développer de réelles innovations.

Le recours à l’IA par les TPE et les PME ne fait que renforcer la position dominante des géants de la technologie et des laboratoires qu’ils financent, comme OpenAI (adossé à Microsoft) ou Anthropic (soutenu par Amazon et Google). Annabelle Gawer compare cette situation à l’essor du cloud dans les années 2010, aujourd’hui monopolisé par ces trois acteurs. Cette infrastructure facilite la vie des start-up mais les rend plus dépendantes. Les géants du numérique captent une part substantielle et croissante de la valeur créée. En 2023, les bénéfices nets combinés de Microsoft, Amazon et Alphabet (Google) représentaient 7 % du total américain, contre 2 % dix ans plus tôt.

L’intelligence artificielle ouvre ainsi une nouvelle ère entrepreneuriale où la figure du « solopreneur » pourrait concurrencer celle des grandes firmes du XXe siècle. Elle promet une démocratisation inédite de la création d’entreprise, mais au prix d’une dépendance accrue vis-à-vis des mastodontes technologiques et d’un risque de banalisation de l’innovation. Entre promesse d’émancipation et menace d’asservissement, l’IA impose déjà une reconfiguration profonde de nos modèles économiques. L’histoire dira si ces start-ups de demain seront des aventures solitaires ou les satellites dociles des empires numériques.